Le Rôle Du SCRS Dans L’affaire Omar Khadr

Dossier n° : 2800-143
(TD R484)

(ÉTUDE DU CSARS N° 2008-05)

Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité
8 juillet 2009

Les renseignements contenu dans ce rapport sont considérés comme non-classifiés.

Table des matières

1 Introduction

Au milieu d’août 2002, les autorités américaines ont informé les responsables canadiens qu’Omar Ahmed Khadr, citoyen canadien âgé de 15 ans, avait été capturé par les forces américaines en Afghanistan. Un certain nombre de services canadiens eurent tôt fait d’être parties à cette affaire, y compris le SCRS [texte rédigé]

En février et septembre 2003, des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) sont allés rencontrer Khadr à Guantanamo Bay. Selon le Service, des motifs opérationnels impérieux l’obligeaient à rencontrer Khadr étant donné la menace que représentait l’extrémisme sunnite pendant les mois qui ont suivi le 11 septembre: le père de Khadr, prénommé Ahmed, était le présumé membre d’Al-Qaïda le plus haut gradé au Canada [texte rédigé] Quand les Américains ont permis aux autorités canadiennes du renseignement et de la police de rencontrer Khadr, le SCRS a profité de l’occasion pour recueillir des renseignements propres à faire avancer son enquête. En soi, l’idée de s’entretenir avec Khadr était de recueillir des informations sur une menace terroriste grave, peut-être, et de conseiller le gouvernement du Canada en conséquence.

Le CSARS comprend la position du SCRS, à savoir qu’il avait des motifs raisonnables de se rendre à Guantanamo Bay pour recueillir des informations sur des menaces, mais nous avons constaté que sa décision de s’entretenir avec Khadr reposait surtout sur des motifs liés au renseignement; en conséquence, le CSARS estime que le SCRS n’a pas porté l’attention requise à deux motifs importants, étrangers au renseignement.

La première question a trait à la manière dont le Service traite les situations où il interagit et partage des informations avec des partenaires étrangers s’il peut y avoir des raisons liées aux droits de la personne. Lors de l’entrevue du SCRS avec Khadr, en février 2003, il y avait de nombreux reportages sur les mauvais traitements et abus présumés que subissaient les détenus sous garde américaine en Afghanistan et à Guantanamo Bay. Le CSARS n’a trouvé aucune preuve que le SCRS ait tenu compte de ces informations lorsqu’il a décidé de s’entretenir avec Khadr. Au cours des sept années qui ont précédé les débuts de cette affaire, le SCRS a opéré plusieurs changements ayant trait à la coopération et à la communication d’informations aux partenaires étrangers qui, le CSARS l’espère, l’aideront à mener ses enquêtes futures tout en tenant compte des questions liées aux droits de la personne.

La deuxième question a trait à l’âge de Khadr. En droit canadien et international, il est notoire que les jeunes peuvent jouir de certains droits fondamentaux en raison de leur statut de mineur. Le CSARS n’a trouvé aucune preuve que le SCRS ait tenu compte de l’âge de Khadr lorsqu’il a décidé de le voir en entrevue à Guantanamo Bay. En conséquence [texte rédigé] le CSARS lui recommande de songer à établir un cadre stratégique destiné à orienter ces interactions. Dans ce cadre-là, le Service devrait veiller à ce que ses interactions se fondent sur le même type de principes que ceux consacrés en droit canadien et international.

Dans l’ensemble, l’affaire Khadr donne à penser que le SCRS ne peut plus exercer son mandat uniquement sous l’angle de la collecte de renseignements. Les faits survenus depuis le 11 septembre sur la scène politique, judiciaire et juridique obligent le Service à aborder son travail dans une optique moins étroite et à examiner divers facteurs étrangers au renseignement avant d’entreprendre une activité donnée, surtout si elle se déroule hors des frontières canadiennes. Le CSARS recommande donc que le Service prenne les mesures nécessaires pour former et informer ses agents de renseignement à l’importance d’intégrer ces raisons à leur processus décisionnel courant afin de maintenir sa propre crédibilité et de combler les attentes croissantes et changeantes quant aux modalités d’opération et de rendement du service de renseignement d’une société démocratique contemporaine. À cette fin, il serait utile que le Ministre conseille le SCRS et lui prête assistance au sujet de la manière de s’acquitter de cette tâche.

2 Objectif et méthodologie

La présente étude vise à évaluer le rôle du SCRS dans l’affaire Omar Khadr. Par suite de l’attention que l’affaire a suscitée auprès des médias et du public, le Comité a décidé d’effectuer une étude approfondie sur la nature et l’ampleur de la participation du Service à cette affaire. En voici les objectifs précis: examiner les circonstances entourant les entrevues du SCRS avec Khadr et les processus qui y ont trait, y compris tous les renseignements reçus par le SCRS de services canadiens et étrangers, et ceux fournis par lui relativement à cet individu, ainsi que tous les changements aux pratiques et/ou politiques que le SCRS a examinés ou mis en œuvre par suite de cette affaire. Le mandat du CSARS se limitant à surveiller les activités du Service, nous n’examinerons pas les aspects de la situation de Khadr où le SCRS ne joue aucun rôle, comme la cause judiciaire contre Khadr, s’il est ou non un « enfant-soldat », ou la position du gouvernement canadien concernant son rapatriement.

Le CSARS a examiné tous les documents sous forme électronique et papier qui avaient trait directement ou indirectement à Omar Khadr pour toute la période à l’étude, qui s’échelonnait du 1er mai 2002 au 30 septembre 2005, inclusivement. Cette période a débuté avant l’arrestation de Khadr par les autorités américaines, le 27 juillet 2002, et s’est terminée au moment de l’arrêt Khadr c. Canada (2005 CF 1076) de la Cour fédérale du Canada, qui a interdit au SCRS d’avoir d’autres entrevues avec Khadr ou de l’interroger. Le CSARS a aussi tenu des séances d’information pour discuter des activités du Service et de son rôle à l’égard d’Omar Khadr pendant la période à l’étude.

3 L'arrestation

À la fin de juillet 2002, les forces américaines ont capturé Khadr près de Khost, en Afghanistan, et l’ont transféré dans un hôpital militaire, à la base aérienne de Bagram. Le 19 août 2002, le SCRS a appris de [texte rédigé] ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) qu’un dénommé Omar Ahmed Khadr, qui se disait citoyen canadien, avait été arrêté en Afghanistan par les forces armées américaines pour avoir lancé une grenade à main. [texte rédigé] a écrit: « veuillez noter le nom de famille... ce n’est peut-être pas une coïncidenceNote de bas de page 1.... » Ce jour-là, le ministère de la Défense nationale (MDN) a reçu des informations semblables qu’il a aussi partagées avec le SCRSNote de bas de page 2.

[texte rédigé] En quelques jours, toutes les parties concernées de la collectivité canadienne de la sécurité et du maintien de l’ordre avaient été informées de ce fait et des discussions ont commencé au sujet de l’approche du Canada face à la situationNote de bas de page 4.

Pendant les semaines qui ont suivi la nouvelle de l’arrestation de Khadr, le SCRS s’est mis en rapport avec les services américains afin de recueillir le plus d’informations possible. Dès qu’il a appris l’arrestation possible de Khadr, il a aussi demandé à [texte rédigé] de confirmer d’urgence si l’individu arrêté était bien le fils d’Ahmed Saïd Khadr; le SCRS a pris soin de préciser qu’il « n’était au courant d’aucune activité constituant une menace de sa part » en raison de son jeune âge.

[texte rédigé]

[texte rédigé] En quelques jours, le SCRS a fourni [texte rédigé] des informations [texte rédigé]

Par ailleurs, [texte rédigé] les partenaires canadiens se sont adressés au Service pour obtenir des informations et des conseils. Par exemple, le SCRS a pris part et contribué à diverses réunions interministériellesNote de bas de page 8. Par ailleurs, il a expliqué que, pour son enquête sur l’extrémisme sunnite, il lui était essentiel de se tenir au courant des faits [texte rédigé]

Pendant les semaines qui ont suivi la nouvelle de l’arrestation de Khadr, le SCRS a été un intermédiaire précieux en recueillant des renseignements auprès des partenaires étrangers et en les transmettant aux services canadiens, ainsi qu’en conseillant le gouvernement canadien au sujet de l’affaire Khadr.

4 Sur la voie de Guantanamo Bay

Khadr a été détenu à la base militaire américaine de Bagram pendant près de trois mois, période au cours de laquelle le MAECI a vainement tenté d’avoir accès à lui par les voies diplomatiques normales. Le 30 août 2002, le MAECI a envoyé une demande d’accès à Khadr au Département d’État américain.

[texte rédigé]

Selon les reportages médiatiques, le MAECI avait fait des pressions pour tenir Khadr hors de Guantanamo Bay, mais il a appris à la fin d’octobre 2002 qu’il l’avait fait en vainNote de bas de page 11. Le 22 octobre 2002, le MAECI a dit au SCRS avoir été informé officieusement du transfert imminent de Khadr à Guantanamo Bay et du fait que l’Ambassade canadienne à Washington planifierait une visite à Khadr dès qu’on l’aurait avertie du transfertNote de bas de page 12. Le 28 octobre 2002, Khadr a été transféré au camp Delta de Guantanamo Bay, à Cuba. On a informé le MAECI que le Canada pourrait demander à visiter ses détenus « afin de recueillir des renseignements ou d’appliquer la loiNote de bas de page 13 ». Peu après, des discussions se sont amorcées sur la manière d’avoir accès à Khadr. Le SCRS, le MAECI et la GRC se sont réunis et ont décidé que, « pour tirer parti de la possibilité que des dates de voyage hâtives soient fixées avec l’aide d’autres services », le MAECI coordonnerait les demandes d’accès au nom des services canadiens, par l’entremise de l’Ambassade américaine à OttawaNote de bas de page 14. Le gouvernement canadien appuyait en tous points la visite et l’entrevue du SCRS avec Khadr à Guantanamo Bay, en février 2003, car cette initiative s’inscrivait dans une approche « pangouvernementale ».

Peu après avoir appris le transfert imminent de Khadr, la haute direction du SCRS a approuvé une demande officielle aux autorités américaines afin que les représentants du SCRS « rencontrent » Khadr à Guantanamo BayNote de bas de page 15. C’est là que les tentatives pour s’entretenir avec Khadr ont convergé avec les efforts en cours pour avoir accès aux autres détenus de Guantanamo Bay qui revêtaient un intérêt opérationnel pour le ServiceNote de bas de page 16. Au début de novembre 2002, une demande officielle a été envoyée aux partenaires américains pour avoir accès à [texte rédigé] détenus de Guantanamo Bay, dont Khadr. Dans sa demande, le SCRS disait que les entrevues visaient à déceler des renseignements sur toute menace imminente, à évaluer le degré de participation des détenus à des activités terroristes au Canada et à l’étranger, à identifier leurs contacts extrémistes au pays et à l’étranger et à déterminer la nature de leurs activités depuis leur départ du CanadaNote de bas de page 17.

Les objectifs énoncés ci-dessus montrent clairement que la force agissante dans l’intérêt du SCRS à avoir une entrevue avec Khadr et les [texte rédigé] autres détenus était de recueillir des renseignements de sécurité. Le SCRS a expliqué que, depuis le début, sa priorité touchant Guantanamo Bay avait été d’avoir accès aux [texte rédigé] individus qui avaient des liens avec le Canada; en deux mots, s’il y avait une optique canadienne, le Service voulait explorer conformément à son mandat. L’arrivée de Khadr à Guantanamo Bay a conféré un nouveau sentiment d’urgence aux efforts en cours, et cela, pour trois motifs principaux: premièrement, Khadr était un citoyen canadien; deuxièmement, il pouvait peut-être éclairer ce qui se passait en terre afghane; et troisièmement, il pouvait fournir des informations sur les allées et venues et les activités de son père, [texte rédigé]

Il importe de noter qu’en 2002, la famille de Khadr avait acquis une grande notoriété [texte rédigé] Ahmed Saïd Khadr, [texte rédigé] jusqu’à sa mort en 2003, était connu pour ses liens étroits avec un certain nombre de militants et dirigeants moudjahiddins, dont Oussama ben Laden, et il était une relation présumée de haut rang et un financier d’Al-Qaïda. Entre-temps, d’autres membres de la famille de Khadr ne cachaient pas les liens de leur famille avec Oussama ben Laden et Al-Qaïda.

[texte rédigé]

Lors de l’arrestation de Khadr en Afghanistan, [texte rédigé] Le but de l’entrevue du SCRS avec Khadr était de recueillir des renseignements sur ces menaces.

Même si le gouvernement canadien a avalisé la visite, le CSARS a demandé au SCRS s’il s’était penché sur la légalité de ces entrevues et, en particulier, s’il avait demandé un avis juridique avant de s’entretenir avec Khadr. Cette question s’est posée par suite de la parution d’un article dans le Globe and Mail, où l’on pouvait lire: « selon un haut responsable du SCRS, qui a témoigné dans l’affaire Omar Khadr, les avocats de celui-ci et du MAECI avaient approuvé à l’avance le voyage à Guantanamo BayNote de bas de page 22 ». Le Service a indiqué qu’une étude documentaire n’avait révélé aucun avis juridique ni conseil que lui auraient fournis les Services juridiques avant l’entrevue avec Khadr, et l’avocat affecté au dossier à l’époque ne se rappelle pas avoir été consulté avant l’entrevue; cependant, le directeur adjoint des Services juridiques aurait été au courant des questions pertinentes, à titre de membre de la haute direction. De plus, les avocats du MAECI étaient présents à ses réunions avec le SCRS au sujet de KhadrNote de bas de page 23.

4.1 Communication d’informations aux partenaires

Lorsque le gouvernement américain a informé le SCRS que la délégation avait été autorisée à se rendre à Guantanamo Bay en février 2003, il a énoncé plusieurs conditions « visant à protéger les intérêts et à assurer la sécurité de tous les intéressés ». L’une d’elles était que les États-Unis enregistrent sur bandes vidéo et audio toutes les entrevues du SCRS avec des détenusNote de bas de page 24. L’enregistrement des entrevues avec Khadr a fait que l’employé du SCRS n’a pu respecter la politique opérationnelle l’obligeant à faire état, dès le début, du caractère confidentiel de l’entrevueNote de bas de page 25. Il faut souligner qu’en rencontrant Khadr, l’employé du SCRS ne lui a pas dit que leur conversation serait privée, et qu’il ne l’a donc pas induit en erreur. Pourtant, en acceptant la condition fixée par les autorités américaines, soit que toutes les entrevues avec Khadr soient enregistrées, le SCRS n’a pas suivi son principe habituel consistant à offrir la confidentialité aux individus qui acceptent de plein gré de participer à une entrevue de nature opérationnelleNote de bas de page 26.

Attentif au fait que ses conversations avec Khadr étaient enregistrées et que les informations divulguées pourraient être utilisées contre lui dans le cadre de poursuites aux États-Unis, le Service s’est efforcé délibérément, pendant l’entrevue, de ne pas aborder de sujets qui seraient préjudiciables à Khadr, telle sa participation à Al-QaïdaNote de bas de page 27.

[texte rédigé]

En plus d’enregistrer toutes les entrevues avec Khadr, les États-Unis ont fait du partage des informations une condition obligatoire pour autoriser le SCRS à le rencontrer; en fait, celui-ci devait fournir « copie du rapport final de la visite, ainsi que de toutes les bandes, transcriptions, enregistrements de conversations et autres renseignements recueillis ». En mai et octobre 2003, conformément à cette condition, le SCRS a fourni [texte rédigé] au Département d’État américain des rapports résumant ses entrevues avec Khadr. Il a assorti ces deux échanges de mises en garde voulant que les documents soient fournis à titre confidentiel pour usage interne et que l’information qu’ils contenaient ne puisse être transmise sans son consentementNote de bas de page 29. Cependant, les mises en garde jointes aux communications écrites du SCRS ont eu un effet négligeable, car les informations fournies par Khadr pendant ses entrevues ont été conservées sur des bandes vidéo appartenant au gouvernement américain. Mis à part deux échanges avec [texte rédigé] des États-Unis, soumis aux conditions énoncées par les autorités de ce pays, le CSARS n’a relevé, pendant la période à l’étude, aucun indice voulant que le SCRS ait transmis à un autre service étranger des informations tirées de ses entrevues avec Khadr.

Les résultats des entrevues du SCRS avec Khadr ont aussi été transmis aux partenaires canadiens. [texte rédigé] Après les deux visites, le SCRS a aussi fourni, à la GRC et au MAECI, copie de ses rapports d’entrevue qui comportaient les mises en garde vouluesNote de bas de page 31. En vertu des alinéas 19(2)a) et b) de la Loi sur le SCRS, celles-ci autorisent le Service à communiquer les informations qui « peuvent servir dans le cadre d’une enquête ou de poursuites relatives à une infraction présumée à une loi fédérale ou provinciale, aux agents de la paix compétents pour mener l’enquête » ou qui « ont trait à la conduite des affaires internationales du CanadaNote de bas de page 32 ». Le CSARS a constaté que la communication d’informations par le SCRS aux partenaires canadiens, au sujet de l’affaire Khadr, était conforme à la loi et irréprochable.

4.2 Apport sur le plan du renseignement

Le Service estime que ses entrevues avec Khadr ont fait avancer son enquête sur l’extrémisme sunnite et qu’ils ont été précieux sur le plan du renseignement. [texte rédigé] Dans l’ensemble, les informations de Khadr ont été utiles en fournissant de nouvelles pistes d’enquête mais aussi une meilleure compréhension [texte rédigé]Note de bas de page 33. En fin de compte, le SCRS estime que sa participation à cette affaire a été « très fructueuse, comme le montrent les renseignements secrets de qualité » fournis par KhadrNote de bas de page 34.

5 Respect des droits de la personne dans les affaires de renseignement

Les échanges et la coopération du SCRS avec les partenaires étrangers sont scrutés de plus près depuis le 11 septembre, car il est devenu manifeste que les services de renseignement doivent travailler de concert pour faire échec aux menaces terroristes qui transcendent les frontières géopolitiques. La communication d’informations aux partenaires étrangers est essentielle pour que le SCRS remplisse son mandat, mais elle a suscité de nouvelles difficultés: celle de travailler avec des pays qui ne partagent pas le respect du Canada pour les droits de la personne. Le directeur du SCRS, Jim Judd, a souligné que le Service sait fort bien que l’échange d’informations « représente un problème dans le cas des pays qui ont de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personneNote de bas de page 35 ». Les questions qui en découlent ont été mises en évidence, pour la plupart, par des décisions judiciaires et des commissions d’enquête ultérieures à l’entrevue du Service avec Khadr, mais il demeure utile d’en examiner les liens avec l’affaire Khadr.

[texte rédigé] Un autre cas est le fait, mieux connu, que des représentants du SCRS sont allés à Guantanamo Bay afin de s’entretenir avec Khadr.

5.1 Informations de sources ouvertes

Des critiques internationales à l’égard du traitement réservé par les États-Unis aux détenus capturés dans la « lutte antiterroriste » ont commencé à sourdre peu après l’invasion de l’Afghanistan par les Américains. Par exemple, en avril 2002, Amnistie Internationale a publié le document Memorandum to the US Government on the Rights of People in US Custody in Afghanistan and Guantanamo Bay [mémoire au gouvernement des États-Unis sur les droits des personnes sous garde américaine en Afghanistan et à Guantanamo Bay], qui fait état des allégations de plusieurs individus quant au traitement que les soldats américains leur avaient réservé après qu’ils eurent été emmenés sous garde en Afghanistan à la fin de 2001 et en 2002. Ces mauvais traitements consistaient à être passés à tabac, immobilisés ou garrottés, menacés de mort et de torture et enfermés dans des locaux exigusNote de bas de page 37. À l’été 2002, les médias internationaux ont publié des reportages sur des tortures et abus sexuels qui seraient survenus dans une prison voisine d’une base militaire, dans le Sud de l’AfghanistanNote de bas de page 38.

Entre-temps, les établissements américains de détention à Guantanamo Bay ont ouvert leurs portes dans la controverse. En novembre 2001, un décret-loi du Président des États-Unis autorisait la détention de ressortissants étrangers pendant une période indéfinie à Guantanamo Bay, abolissait le droit des prisonniers de faire appel à un avocat ou de contester leur détention devant les tribunaux fédéraux. La position du gouvernement a essuyé de graves critiques à l’échelle internationale, car bien des pays ont dénoncé le traitement judiciaire réservé aux détenus par les États-Unis. En janvier 2003, Human Rights Watch a publié son rapport annuel dans lequel il reprochait aux États-Unis de n’avoir pas tenu compte des droits de la personne dans leur lutte au terrorisme, en refusant d’appliquer la Convention de Genève aux prisonniers détenus à Guantanamo BayNote de bas de page 39.

Aux critiques entourant le statut juridique des détenus de Guantanamo Bay se sont jointes celles concernant le traitement réservé aux détenus par les États-Unis dans les établissements de détention. Au début de 2002, la publication d’une photographie officielle du Pentagone montrant un groupe de prisonniers dans une aire de détention, en combinaisons oranges et agenouillés les mains enchaînées derrière le dos, a suscité un tollé dans le monde entier. En réponse, le secrétaire américain à la Défense a affirmé que le traitement réservé aux détenus était correct, humain, irréprochable et en tous points conforme aux conventions internationalesNote de bas de page 40. Mais l’intensité des critiques à l’égard du traitement réservé aux détenus par les États-Unis à Guantanamo Bay n’a pas diminué pendant les mois suivants. Comme on s’en prenait aux interrogatoires techniques des États-Unis, l’armée américaine a défendu ses pratiques, affirmant que ceux menés dans les établissements de détention respectaient les procédures juridiques normales en vigueur aux États-UnisNote de bas de page 41.

Le CSARS note qu’il y a eu de nombreux reportages sur les allégations de mauvais traitements et d’abus envers les détenus sous la garde des Américains, en Afghanistan et à Guantanamo Bay, avant que le SCRS [texte rédigé] aille lui-même le rencontrer à Guantanamo Bay.

5.2 Connaissance des conditions par le SCRS

Le 15 juillet 2008, une vidéo de l’entrevue avec Khadr, en février 2003 à Guantanamo Bay, a été rendue publique: on y voit Khadr implorant la protection de l’enquêteur du SCRS et enlevant sa chemise pour montrer ses blessures. À la suite de la diffusion de la vidéo à la télévision nationale canadienne, on a cité un porte-parole du SCRS selon lequel le Service avait agi « judicieusement », « de bonne foi » et « en toute légalité » lorsqu’il a eu une entrevue avec Khadr. De plus, le Service « n’avait pas été informé, avant sa première rencontre avec Omar Khadr, que celui-ci avait été maltraité » et il ne savait rien de ses plaintes contre l’armée américaine qui l’avait placé dans des positions de tension atroces à Bagram avant de le transférer à Guantanamo BayNote de bas de page 42.

À une réunion avec le CSARS, le SCRS a répété qu’il n’était informé d’aucune allégation précise de torture à l’endroit de Khadr avant d’arriver à Guantanamo Bay, ajoutant qu’aucune allégation sérieuse de mauvais traitements ou d’abus n’avait alors été rendue publique. [texte rédigé]

Le CSARS s’est aussi enquis de la réponse du SCRS aux allégations faites par Khadr lors de son entrevue avec le Service qu’il avait été « fort maltraité » par les Américains et que tout ce qu’il avait dit précédemment à ceux qui l’avaient interrogé était des mensonges arrachés sous les mauvais traitements. Le CSARS a appris qu’en réaction à ces allégations, l’enquêteur du SCRS a tenté de calmer Khadr pour lui éviter de s’incriminer ou de se mettre dans l’embarras. L’enquêteur croyait évident que Khadr avait tenté de se remonter avant l’entrevue et que son comportement n’était pas sincèreNote de bas de page 45. Dans son rapport, l’enquêteur s’est demandé si Khadr « s’était senti vivement coupable de révéler des informations sur son père, et/ou, lorsqu’on l’avait renvoyé dans sa cellule, il s’était fait parler par des détenus plus âgés et anciens, qui l’avaient puniNote de bas de page 46 ».

À la lumière des allégations publiques de mauvais traitements infligés aux détenus, le CSARS croit que le SCRS n’a pas tenu compte pleinement de ceux que Khadr pouvait avoir subis de la part des autorités américaines avant que le Service décide d’intervenir auprès d’elles à ce sujet.

5.3 Changements à la politique

Le problème que pose l’échange d’informations dans les cas où l’on craint pour les droits de la personne a été discuté par le CSARS et examiné à fond par deux commissions d’enquête canadiennes. Tous trois ont exhorté les responsables canadiens à prêter une attention extrême aux droits de la personne dans la conduite de leurs activités. Dans son rapport intitulé Le rôle du SCRS dans l’affaire Maher Arar, le CSARS a formulé diverses recommandations au sujet de la nécessité de modifier la politique opérationnelle sur la communication d’informations et la coopération afin d’assurer que le SCRS tienne compte des antécédents de pays étrangers en matière de respect des droits de la personne. La Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar a énoncé à nouveau des principes semblables, à savoir que le SCRS examine ses politiques régissant les circonstances où il fournit des informations à des gouvernements étrangers aux antécédents douteux en matière de respect des droits de la personne. En conséquence, le SCRS a revu un certain nombre de ses politiques de manière à inclure l’examen des questions liées aux droits de la personne dans ses rapports avec les services étrangers, soit lorsqu’il conclut des ententes avec les gouvernements et institutions d’États étrangers, qu’il entreprend des voyages à l’étranger et qu’il communique des informationsNote de bas de page 47.

À la fin de 2008, le sous-directeur des Opérations (SDO) du SCRS a aussi donné une directive sur l’échange d’informations avec des services qui ont de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, à l’occasion d’une étude sur la politique d’échange international d’informations.

[texte rédigé]

Enfin, conformément à une recommandation du juge O’Connor, le SCRS et le MAECI ont signé, à l’automne 2007, un nouveau protocole dont l’objectif est d’assurer une coordination et une cohérence accrues des efforts à l’échelle gouvernementale pour régler les questions relevant des affaires consulaires et relatives à la détention d’un Canadien à l’étranger dans le cadre de cas liés à la sécurité nationale ou au terrorisme. Le protocole explique comment le MAECI et le SCRS doivent coopérer et se tenir informés de tous les détails pertinents à ces cas afin d’assurer une approche coordonnée, et comment chaque partie peut demander à l’autre de l’aider à exercer son mandatNote de bas de page 50. Le document énonce ensuite en détail la procédure pour les cas plus délicats: si la situation oblige à assurer « une coordination soigneuse entre, d’une part, les intérêts en matière de sécurité nationale et en matière d’enquête et, d’autre part, l’obligation de respecter les droits consulaires et humains du Canadien détenu, les hauts responsables en seront informés », à savoir les sous-ministres du MAECI et de Sécurité publique, le directeur du SCRS, le commissaire de la GRC, le conseiller à la sécurité nationale et, au besoin, les ministres responsablesNote de bas de page 51. Le CSARS estime que ce protocole aidera le SCRS à remplir sa tâche de collecte de renseignements tout en respectant les droits de la personne, en particulier dans des situations semblables à celle de Khadr.

6 Interactions du SCRS avec les jeunes

La société canadienne reconnaît depuis longtemps qu’il faut traiter les jeunes différemment des adultes parce qu’ils ne possèdent pas encore certaines facultés décisionnelles et qu’ils requièrent donc une protection spéciale et des conseils. Ce principe est inscrit dans l’appareil de justice pénale du Canada, entre autres dans la Loi sur les jeunes contrevenants, et, plus récemment, dans la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA), qui a été adoptée en 2002. La politique relative à la justice pour les jeunes s’articule autour de la conviction que les jeunes auteurs d’infractions exigent « surveillance, discipline et encadrement; toutefois, l’état de dépendance où ils se trouvent, leur degré de développement et de maturité, leur créent des besoins spéciaux qui exigent conseils et assistance ». L’idée que les jeunes manquent de maturité est soutenue par la recherche sur leur culpabilité et sur la capacité de fournir un apport significatif à l’égard de poursuites pénales ainsi que de comprendre et d’apprécier les droits relatifs au système de justiceNote de bas de page 52.

En conséquence, la LSJPA vise à faire l’équilibre entre les besoins et les droits des jeunes contrevenants, d’une part, et la responsabilité et la protection publique des jeunes, d’autre part. Par exemple, selon la LSJPA, la déclaration orale ou écrite faite à la police par un adolescent de moins de dix-huit ans n’est pas admissible devant le tribunal, à moins qu’on ne lui ait donné la possibilité de consulter son avocat, son père ou sa mère ou un autre adulte, avant de faire sa déclaration, ou qu’on lui ait expliqué dans un langage correspondant à son âge qu’une telle déclaration doit être faite en présence d’un avocat, de son père ou de sa mère ou d’un autre adulte choisiNote de bas de page 53. Fait intéressant, le droit aux services d’un avocat constitue l’une des améliorations de la protection des adolescents et représente l’un des droits les plus fondamentaux selon la LSJPANote de bas de page 54.

Les droits des enfants sont aussi traduits dans les conventions internationales auxquelles le Canada est partie. La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant prévoit: « Nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants »; et « l’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi ». De plus, l’enfant a le droit de contester la légalité de sa détention « devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale » en présence d’un avocat ou d’un autre représentant compétentNote de bas de page 55. Les conditions de détention de Khadr à Guantanamo Bay, comme le refus d’accorder à tout détenu le statut de prisonnier de guerre, de faire déterminer par un tribunal compétent un statut contesté, comme l’exige la Convention de Genève, ou de consulter un avocat, ne respectaient pas ces normes internationales. On peut aussi lire dans la Convention: « Tout enfant privé de liberté sera séparé des adultes, à moins que l’on estime préférable de ne pas le faire dans l’intérêt supérieur de l’enfant ». Khadr avait été détenu dans des établissements pour adultes depuis qu’il avait été placé sous garde américaine en premier lieu et, à son transfert à Guantanamo Bay, il n’a pas été envoyé au camp Iguana, établissement pour jeunes.

Khadr a été arrêté par les autorités américaines alors qu’il n’avait que 15 ans et il en avait 16 à son arrivée à Guantanamo Bay. Il importe de noter qu’aucune restriction n’empêche le SCRS de s’entretenir avec un mineur, même si l’on reconnaît dans la politique opérationnelle l’existence de limites quant à la manière de recourir aux jeunes pour certaines activités du Service. [texte rédigé]

Il n’y a pas d’indication claire que le SCRS aurait tenu compte de l’âge de Khadr lorsqu’il a décidé s’il y avait lieu de le voir en entrevue, mais son âge a joué dans l’évaluation qu’il a faite des informations que celui-ci avait fournies. L’enquêteur du SCRS a expliqué que, lorsqu’il a rencontré Khadr à Guantanamo Bay, il devait tenir compte de son âge pour mettre en perspective les informations fournies par celui-ciNote de bas de page 57 De plus, dans un rapport d’entrevue, il qualifie d’évident que Khadr « ait vu les activités de son père avec les yeux d’un enfant », affirmant qu’il ignorait ce dont celui-ci parlait avec les gens, car il jouait dehors ou ne s’y intéressait simplement pas. « Il importe de noter que OK [Omar Khadr] avait 15 ans lorsqu’il a été capturé et que la plupart des années critiques des relations de son père avec des figures d’Al-Qaïda se situent au moment où il n’était encore qu’un enfantNote de bas de page 58. » De plus, dans une note d’information envoyée peu après la visite du SCRS, le DG AT [texte rédigé]

La crainte du CSARS que l’âge de Khadr n’ait semblé ni entrer en ligne de compte dans la décision du SCRS de le voir en entrevue ni avoir influencé sa méthode d’entrevue est aggravée par le fait que le SCRS savait que Khadr avait été coupé de tout contact avec l’extérieur depuis son arrivée à Guantanamo Bay. Par suite du fait que les rubans des entrevues avec Khadr avaient été rendus publics, le SCRS a déclaré qu’il avait une politique claire au sujet des entrevues de nature opérationnelleNote de bas de page 60. En effet, le droit à un avocat est prévu en ces termes dans la politique opérationnelle [texte rédigé] Lorsque le CSARS a demandé au SCRS ce qu’il pensait de cette politique, compte tenu du fait que les autorités américaines avaient refusé aux détenus l’accès à un avocat, il a répondu qu’il ne reportait ni n’annulait une entrevue si les conditions énoncées dans la politique ne pouvaient être respectées. Autrement dit, la politique n’empêche pas de mener une entrevue s’il y a des motifs opérationnels impérieux obligeant à le faire. L’enquêteur du SCRS a ajouté que Khadr s’était fait dire, au début de l’entrevue, que sa participation était volontaire, et on lui a demandé s’il voulait parler, ce à quoi il a répondu affirmativementNote de bas de page 62.

Le CSARS estime que le SCRS a omis de tenir compte du fait que, pendant que Khadr était sous la garde des Américains, celui-ci s’était vu brimer de certains droits fondamentaux qui auraient dû lui être reconnus en raison de son jeune âge. De plus, avant son entrevue avec le Service, Khadr n’avait obtenu aucun conseil ni assistance d’un adulte soucieux de son intérêt supérieur, car il avait été coupé de tout contact avec l’extérieur et s’était vu refuser le droit de consulter un avocat, un représentant consulaire ou des membres de sa famille.

Le CSARS reconnaît qu’il est difficile d’appliquer à des théâtres d’opération étrangers des politiques et procédures qui, initialement, avaient été élaborées pour des opérations au Canada. Cette tâche deviendra d’autant plus difficile à mesure que le SCRS renforcera sa capacité d’action à l’extérieur du pays. Même s’il peut avoir été impossible au SCRS de se conformer à la politique relative au droit à un avocat dans la situation de Khadr, le CSARS croit que, selon certaines bases de la politique, le SCRS devrait tout mettre en œuvre pour s’y conformer et les examiner dans le cadre de son processus décisionnel; l’un de ces principes est qu’une personne devrait pouvoir consulter un avocat avant d’entreprendre des discussions susceptibles de miser sur les informations fournies pour amener à enquêter sur son compte ou même, à un moment donné dans l’avenir, à intenter des poursuites contre elle. Ce principe importe tout particulièrement dans le cas des jeunes qui manquent de maturité, de jugement et de compréhension pour évaluer les conséquences de leurs actes.

[texte rédigé] Comme on peut le lire dans le Programme du Terrorisme international pour 2007-2008, « l’extrémisme islamique s’est répandu depuis les campus universitaires jusque dans les écoles secondaires, les centres communautaires et les domiciles privés. [L’enquête] a aussi mis en évidence le risque que des extrémistes islamiques s’infiltrent dans la société canadienne pour recruter des jeunes ‹ à risque › influençables, afin de les rallier à leur cause ».

[texte rédigé]

En 2008, le Ministre a donné au Service, au sujet des opérations, une instruction ministérielle révisée dans laquelle il lui demande de veiller [texte rédigé] délicatesse en tenant compte de leur âge et de toute autre circonstance. Comme il faut des raisons spéciales pour traiter avec des jeunes Canadiens, le CSARS recommande que le SCRS élabore un cadre stratégique destiné à orienter ses interactions auprès d’eux. Dans ce processus, le Service devrait veiller à ce que ces interactions se fondent sur le même type de principes que ceux consacrés en droit canadien et international en ce qui touche les jeunes.

7 Regard sur l'avenir

Les questions mises en évidence dans l’affaire Omar Khadr, telle la communication d’informations aux partenaires étrangers, surtout dans les cas où l’on craint pour les droits de la personne, où l’on traite avec les jeunes et où l’on interagit avec des détenus dans des pays étrangers, ne comportent ni réponses ni solutions faciles. Néanmoins, tout doit être examiné avec soin dans le cadre du processus décisionnel du SCRS. Dans l’ensemble, le CSARS était déconcerté que le SCRS n’ait manifestement jamais discuté sérieusement de ces questions avant d’entreprendre son voyage à Guantanamo Bay afin de s’entretenir avec Khadr. Le CSARS a appris que le SCRS « avait examiné avec soin tous les aspects de la question, dont l’âge et le statut de M. Khadr, avant de décider de s’entretenir avec lui à Guantanamo », mais nous n’avons trouvé aucune preuve concrète que ces questions aient été soulevées ou examinées dans le cadre d’une réévaluation avant le voyageNote de bas de page 64.

Cette observation a amené le CSARS à examiner si le SCRS avait un mécanisme interne qui lui aurait permis de faire un tel examen. Lors de l’entrevue du SCRS avec Khadr, une politique régissait ses activités d’enquête hors du Canada et englobait la conduite à l’étranger d’entrevues de nature opérationnelle. Avant d’entreprendre de telles activités, les employés du SCRS devaient faire approuver une demande [texte rédigé] Au fil de son étude, le CSARS a trouvé des notes d’information qui avaient été remises avant chaque visite à Guantanamo Bay, mais ces demandes ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées dans la politiqueNote de bas de page 66. Le CSARS est d’avis que ces notes ne touchaient pas les critères énoncés dans la politique sur les activités opérationnelles à l’étranger ni ne respectaient le principe qui la sous-tend: celui de veiller à ce que les gestionnaires supérieurs du SCRS disposent de toute l’information pertinente qui est nécessaire pour prendre une décision éclairée.

Le CSARS estime que, si le SCRS avait suivi la politique sur les activités d’enquête à l’étranger et préparé une demande détaillée à faire approuver, il aurait été forcé de discuter et d’examiner des facteurs tels que l’âge de Khadr, les conditions de sa détention et son statut juridique, avant de décider de se rendre à Guantanamo Bay. Même si une telle discussion aurait pu mener à la même décision, elle aurait fourni un tableau complet aux décideurs du SCRS avant qu’ils décident de prendre part à cette activité.

De nouveaux mécanismes ont aussi été établis pour favoriser de telles discussions dans l’avenir. Les changements à la politique opérationnelle ayant trait à la coopération avec les partenaires étrangers, la nouvelle instruction sur la communication d’informations aux pays qui ont de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne et le protocole entre le SCRS et le MAECI sur les affaires consulaires impliquant des Canadiens détenus à l’étranger ont tous amélioré le cadre de coopération et d’échange d’informations du SCRS avec les partenaires étrangers. Il devient cependant manifeste que la recherche de solutions à nombre de ces questions complexes, ultérieures au 11 septembre, obligera à repenser à fond le travail du renseignement à la lumière des réalités sociopolitiques et juridiques actuelles.

La question de la communication d’informations aux pays et partenaires qui ont de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne reste en grande partie sans solution. Le problème réside entre autres dans la contradiction entre la position déclarée du gouvernement canadien sur les informations obtenues sous la torture et sa propre directive au Service sur la question. En avril 2009, le ministre fédéral de la Sécurité publique a affirmé que la « position du gouvernement est très claire: nous n’approuvons le recours à la torture en aucune circonstance », lorsqu’il a réfuté les affirmations faites plus tôt par un employé de haut rang du SCRS, soit que celui-ci recourrait à nouveau à des informations obtenues sous la torture si des vies étaient en périlNote de bas de page 67.

[texte rédigé]

L’affaire Khadr illustre en quoi cette contradiction a joué dans le cadre de poursuites judiciaires au Canada. En août 2005, le juge Konrad von Finkenstein, de la Cour fédérale, a décerné une injonction interdisant aux services canadiens, dont le SCRS, de poursuivre les entretiens avec Khadr. Il a conclu que le SCRS et le MAECI avaient violé les droits de Khadr, selon la Charte, en s’entretenant avec lui et en révélant aux enquêteurs américains les informations qu’ils en avaient tirées, et que si l’on admettait cette pratique, Khadr pourrait en subir un préjudice irréparableNote de bas de page 69. Plus tard, en mai 2008, la Cour suprême du Canada a statué à l’unanimité que le SCRS avait participé à une procédure contraire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne.  Les juges de la haute cour ont ajouté que les violations des droits de la personne relevées par la Cour suprême des États-Unis, à savoir l’illégalité de la détention d’étrangers soupçonnés de terrorisme pendant une période indéfinie et les procès pour crimes de guerre, leur permettaient de conclure que les règles appliquées lors de l’entrevue du SCRS avec Khadr « constituaient une atteinte manifeste aux droits fondamentaux de la personne reconnus en droit internationalNote de bas de page 70 ». Le message des tribunaux est donc que le SCRS ne peut plus mener ses activités dans l’optique limitée de la collecte de renseignements, mais qu’il doit plutôt examiner le contexte plus vaste et les implications de l’exercice de son travail. Cela englobe à la fois la Charte canadienne des droits et libertés et les obligations du Canada selon le droit international.

Le juge O’Connor a fait observer à juste titre que les « décisions quant à la façon d’interagir avec un pays au dossier médiocre en matière de droits de la personne [...] peuvent être très difficiles à prendre et ne sont pas régies par des règles simples et normativesNote de bas de page 71 ». On peut créditer le SCRS d’avoir pris plusieurs mesures ces dernières années pour rendre plus transparent et responsable le processus décisionnel entourant ses rapports et échanges avec ces pays. En fin de compte, cependant, le CSARS estime que, tant que le gouvernement ne donnera pas de directives claires au Service quant à la façon d’interagir avec les pays qui ont de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, et de leur communiquer des informations, cette question très épineuse continuera de hanter les décideurs du SCRS. Fait plus important, elle placera celui-ci en position d’incertitude et de vulnérabilité en cas de poursuites judiciaires, comme on l’a vu dans l’affaire Khadr.

Un défi connexe auquel se heurte le Service est la « judiciarisation » croissante du renseignement, qui force les services de renseignement à emprunter le processus judiciaire. Dans une allocution prononcée en 2008, le directeur du SCRS a souligné qu’un nombre croissant de poursuites criminelles au Canada et à l’étranger, dans le domaine de la lutte au terrorisme, ont eu pour déclencheur l’information recueillie par le renseignement et non par les services de police. Cette tendance a suscité de sérieux débats sur diverses questions juridiques, tels la divulgation, les normes en matière de preuve et les témoignages de membres du personnel du renseignement dans des poursuites criminelles. Le directeur a affirmé que ces faits pouvaient avoir des implications et des conséquences profondes pour la conduite des opérations de renseignementNote de bas de page 72.

Il ne fait aucun doute que l’enquête sur les menaces terroristes depuis le 11 septembre a affaibli la distinction entre le travail des services de renseignement et de police, et donc entre le renseignement et la preuve. Il est indéniable que, dans les poursuites pénales, on recourt plus souvent aux informations recueillies par le SCRS tant au pays qu’à l’étranger. Les décisions des hauts tribunaux canadiens concernant l’affaire Khadr sensibilisent sûrement à la manière dont le renseignement élaboré par le SCRS peut servir dans le cadre de poursuites judiciaires futures. L’information dont on constate qu’elle a été recueillie dans des circonstances contraires aux lois canadiennes ou aux conventions internationales sera non seulement rendue inutile en salle d’audience mais, fait plus important, elle jettera le discrédit sur le Service.

Enfin, ces deux questions sont aggravées par le fait que le Service étend ses opérations et ses activités à l’étranger. En 2006, le directeur du SCRS a affirmé publiquement que le Service devait renforcer sa capacité de mener efficacement des opérations hors frontières pour appuyer son mandat principal en matière de sécurité nationale, car « nos frontières ne remplissent qu’une fonction accessoire en ce qui concerne la grande majorité des menaces contre lesquelles nous luttons actuellement et les risques auxquels les Canadiens sont exposésNote de bas de page 73 ». Comme le SCRS collabore de façon plus étroite avec les partenaires étrangers, concluant des ententes avec de nouveaux partenaires ou menant des activités d’enquête à l’étranger et des enquêtes conjointes avec des partenaires plus dignes de confiance, la nécessité de résoudre la question de la communication d’informations et de leur utilisation deviendra plus pressante.

Spécialistes, experts du renseignement et universitaires s’entendent pour dire que le monde du renseignement a changé radicalement depuis le 11 septembre. Le gouvernement canadien consacre davantage de ressources à la sécurité et au renseignement et il a restructuré les entités, les mandats et la charge d’élaborer une interopérabilité et une coopération meilleures entre les divers acteurs du secteur de la sécurité et du renseignement. De plus, il a adopté des mesures législatives visant à faciliter la campagne contre le terrorisme. En 2007, le directeur du SCRS a dit que la réponse internationale à la menace du terrorisme a suscité « de sérieux débats, dont un grand nombre s’étendaient bien au-delà de la question de savoir quelle est la meilleure façon de réagir à la menace terroristeNote de bas de page 74 ». Ces dernières années, le SCRS a pris des mesures importantes pour relever certains défis créés dans le contexte de l’après 11 septembre.

L’affaire Omar Khadr donne à penser que les changements aux politiques et aux procédures ne sont qu’un élément d’une transition plus profonde. Le temps est peut-être venu, pour le SCRS, de réévaluer en profondeur la manière dont il mène ses activités et d’amorcer un changement culturel afin de se tenir au diapason des progrès politiques et juridiques des dernières années. En effet, le SCRS est l’objet de pressions et d’attentes de plus en plus grandes l’incitant à examiner les questions étrangères au renseignement dans l’exercice de son mandat et de ses activités. En conséquence, il incombe au SCRS d’instaurer des mesures pour faire entrer dans son travail courant les valeurs découlant des faits récents sur la scène politique, judiciaire et juridique, afin de maintenir sa propre crédibilité et de combler les attentes croissantes et changeantes quant aux modalités d’opération et de rendement d’un service de renseignement dans une société démocratique contemporaine. À cette fin, il serait utile que le Ministre conseille le SCRS et lui prête assistance au sujet de la manière de s’acquitter de cette tâche. À la lumière des discussions en cours en vue d’étendre le mandat du SCRS à la collecte de renseignements étrangers, il importe aussi que le Service démontre qu’il a le professionnalisme, l’expérience et le savoir-faire nécessaires à la prise des décisions difficiles qui s’imposent dans la conduite d’opérations à l’étranger.

Résumé des constatations

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